🎤 L’Europe face à l’impérialisme assisté par IA (Jean-Marie Cavada / Bernard Benhamou)
25 mars 202528:55

🎤 L’Europe face à l’impérialisme assisté par IA (Jean-Marie Cavada / Bernard Benhamou)

Alors que l’intelligence artificielle redéfinit les équilibres mondiaux, deux figures engagées du numérique européen appellent à une riposte stratégique et politique.

institute for Digital Fundamental Rights (@iDFRights) / X

« L’intelligence artificielle est une nouvelle arme politique »

Entretien croisé : Jean-Marie Cavada, Bernard Benhamou

Alors que l’intelligence artificielle bouleverse nos sociétés, deux voix expertes alertent sur les dérives possibles. Jean-Marie Cavada, ancien député européen et président de l’Institut des Droits Fondamentaux Numériques, et Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la Souveraineté Numérique, appellent à un sursaut politique européen pour défendre nos valeurs démocratiques à l’ère du numérique, à travers un rapport conjoint présenté cette semaine à Paris.

En quoi l’IA est-elle une menace pour les démocraties européennes ?

Jean-Marie Cavada : L’IA en elle-même n’est pas le danger. Le véritable péril vient des monopoles numériques, qui, faute de régulation, exercent un pouvoir démesuré. Si l’Europe ne fixe pas de limites claires, ces géants, souvent américains, risquent de saper les valeurs démocratiques qui fondent nos sociétés. Comme le disait le sénateur Sherman, « les monopoles sont les ennemis des démocraties ».

Bernard Benhamou : Nous assistons à une démultiplication de la puissance, en particulier celle des États-Unis, grâce à l’IA. Elle permet aujourd’hui de produire de la désinformation à grande échelle, pour quelques centaines de dollars. Cela donne à des entités très modestes la capacité d’influencer des élections ou de déstabiliser des pays. L’IA devient ainsi un outil politique, pas uniquement technologique.

L’Europe ne dispose-t-elle pas déjà d’un arsenal réglementaire suffisant ?

Jean-Marie Cavada : Oui, nous avons produit le RGPD, le DSA, le DMA, et bientôt l’AI Act. Mais tout cela manque de vision stratégique. Trop de normes, pas assez de cap politique. La Commission européenne cède trop souvent aux lobbies. Ce qu’il faut, c’est une véritable autorité politique centrale qui assume des choix forts et défende nos valeurs dans chaque règlement.

Bernard Benhamou : L’Europe a su réguler, mais elle a oublié de construire une politique industrielle ambitieuse. Pendant ce temps, les États-Unis ont investi massivement. Aujourd’hui, 80 % des technologies que nous utilisons viennent de l’extérieur. Il est urgent d’engager un plan d’investissement massif, comme le propose Mario Draghi, à hauteur de 800 milliards d’euros par an.

Le retour du trumpisme accentue-t-il la pression ?

Jean-Marie Cavada : Oui, mais paradoxalement, cela pourrait aussi être le coup de semonce dont l’Europe a besoin, car celle-ci ne s’est construite que sous la contrainte des crises. Il faut oser l’endettement productif, comme l’ont fait les États-Unis. Et surtout, arrêter de chercher l’unanimité à 27 : les États qui le veulent et le peuvent doivent avancer, les autres suivront.

Et pour les entrepreneurs européens, que faut-il faire ?

Bernard Benhamou : Il est temps d’arrêter le saupoudrage des aides. Il faut un Small Business Act européen, et un European Buy Act qui réserve une partie des marchés publics aux PME locales. Aujourd’hui, même le MEDEF le réclame. Nous devons cesser d’être naïfs. L’Europe est le dernier bastion des idées ultralibérales, alors que les Américains eux-mêmes n’hésitent pas à soutenir massivement leurs champions industriels.


Jean-Marie Cavada: [0:01] Personne n'est contre l'intelligence artificielle dans l'absolu, mais à condition que les régulations fassent en sorte qu'elles ne détruisent pas les valeurs démocratiques sur lesquelles se sont bâties les démocraties européennes notamment. Bernard Benhamou: [0:13] L'IA constitue un outil de démultiplication de la puissance, de la force de frappe des grands acteurs américains et en particulier de l'État américain, comme jamais auparavant. Monde Numérique : [0:30] Deux invités pour cet épisode de Monde Numérique, deux invités et non des moindres. Je suis ravi d'être en ligne avec, d'une part, Jean-Marie Cavada. Bonjour Jean-Marie. Jean-Marie Cavada: [0:40] Bonjour à vous et bonjour à tout le monde. Monde Numérique : [0:42] Ancien député européen, président de IDF Rights, qui, pour faire court, défend les droits fondamentaux numériques. Jean-Marie Cavada: [0:50] Exact. Monde Numérique : [0:51] Et avec nous également Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la Souveraineté numérique. Bonjour Bernard. Bernard Benhamou: [0:56] Bonjour Jérôme et re-bonjour Jean-Marc. Monde Numérique : [0:58] Alors messieurs, vous êtes deux parce que vous co-signez, en tout cas vos organismes respectifs viennent de réaliser un rapport sur l'intelligence artificielle sous l'angle des enjeux pour les droits humains en Europe, qui sera présenté la semaine prochaine, jeudi 27 mars, à l'occasion d'une conférence débat que vous organisez à Paris. Alors, que dit ce rapport ? Est-ce que, face à la révolution de l'intelligence artificielle, les démocraties européennes sont particulièrement menacées parce que particulièrement vulnérables ? Qu'est-ce qu'il faut retenir de tout ça, Jean-Marie Cavada ? Jean-Marie Cavada: [1:36] Il s'agit de trier l'ivraie et le bon grain. Personne n'est contre l'intelligence artificielle dans l'absolu, mais à condition que les régulations fassent en sorte qu'elles ne détruisent pas les valeurs démocratiques sur lesquelles se sont bâties les démocraties européennes, notamment, d'une part, et d'autre part, que l'on puisse dans ces régulations bien avoir un œil aigu et surveiller les opérateurs. Ce n'est pas l'intelligence artificielle en tant que soi qui me semble par moment menaçante, c'est quelque chose d'autre, ce sont les monopoles. Et je vais juste, pour terminer, rappeler une phrase assez simple. Elle appartient au sénateur Sherman à la fin du 19e siècle et début du 20e. Il a dit une chose extrêmement simple. Les monopoles sont les ennemis des démocraties. On comprend ce que ça veut dire. C'est un excès de puissance qui fait que les monopoles finissent par attaquer les États. Monde Numérique : [2:33] Bernard Benhamou, ça veut dire quoi ? C'est un problème économique aujourd'hui, cette menace finalement ? Bernard Benhamou: [2:38] Ce n'est pas qu'un problème économique, c'est aussi un problème politique. Je dirais que le rapport a été conçu et en partie rédigé avant l'élection de Donald Trump, mais par définition le paysage a depuis beaucoup changé, y compris dans le fait, et c'est ce que l'on évoque dans le rapport, c'est que pour la première fois l'Europe, les démocraties européennes, sont la cible de trois empires. L'Empire russe, on le voit tous les jours, y compris d'un point de vue cyber, surtout peut-être. Bernard Benhamou: [3:05] L'Empire chinois, qui même s'il est plus discret sur le front des attaques contre les démocraties, commence à manifester son intérêt pour justement les manœuvres de désinformation, de déstabilisation. Et enfin maintenant, les États-Unis. C'est-à-dire qu'auparavant, on n'aurait jamais pu écrire que les États-Unis puissent devenir un adversaire des démocraties européennes. Or, maintenant, l'IA constitue un outil de démultiplication de la puissance, de la force de frappe des grands acteurs américains, et en particulier de l'État américain, comme jamais auparavant. On a fait état dans le rapport d'initiatives utilisant l'IA afin, effectivement, de créer des robots de désinformation qui ne coûtent strictement rien, qui coûtent quelques centaines de dollars par mois. Là où vous vous souvenez des officines de Prigogine, les fermatrols russes, demandaient des développeurs, des petites mains, des psychologues, du matériel, des serveurs, toute une infrastructure, donc quelques centaines de milliers ou millions de dollars à chaque fois. Là, maintenant, on est capable de faire la même chose pour quasiment rien. Bernard Benhamou: [4:09] Et en plus, la nouveauté, c'est que grâce à l'IA générative, on est capable de donner l'impression que les personnes vous répondent, que le robot est une véritable personne et qu'il vous répond. Donc, je dirais, sur le fond, on a une démocratisation de ces outils au plus mauvais sens du terme, au plus dangereux sens du terme, qui fait que des structures infiniment petites, agiles et sans moyens sont capables d'avoir une influence. On l'a vu avec le discours de J.D. Vance sur la Roumanie, vous savez, les élections roumaines, en particulier à cause de TikTok, qui ont effectivement mobilisé quelques centaines de milliers de dollars, donc des sommes qui n'étaient pas énormes et qui ont eu un impact considérable sur l'élection sur place. Donc, nous ne sommes pas du tout à l'abri, et on le voit sur, effectivement, toutes les manœuvres que peuvent engendrer des entités hostiles, qu'elles soient religieuses, politiques, étatiques, ou même des entités privées. Monde Numérique : [5:00] Jean-Marie Cavada, est-ce que ce n'est pas un peu, finalement, la suite de l'histoire, une histoire que vous connaissez bien, puisque quand vous étiez au Parlement européen, vous avez vu monter cette puissance numérique américaine ? Alors à l'époque, comme vient de le préciser Bernard Benhamou, on pensait qu'elle était quand même un peu alliée, aujourd'hui elle semble quasiment délibérément hostile, mais en fait c'est la suite de l'histoire, c'est cette idée de colonie numérique que nous sommes devenus, c'est ça le problème ? Jean-Marie Cavada: [5:34] C'est exactement la suite de l'histoire, sauf qu'entre-temps, elle a été extraordinairement amplifiée par la célérité, l'ampleur des outils et l'ampleur des capitaux qui se sont jetés comme, je dirais, la vérole sur le Baclerger, je ne dirais pas d'ailleurs sa localisation régionale. Jean-Marie Cavada: [5:56] On a vu des centaines de milliards d'euros être investis en quelques semaines après l'aventure, la publication du 22 novembre 2022 de Chagipiti par OpenAI. Et en quoi est-ce la suite de l'histoire ? Ou plus exactement, où est-ce que l'histoire prend ses racines dans cette affaire d'impérialisme numérique ? Elle les prend en 1996 sous l'administration américaine de Bill Clinton, qui fait voter, accepte de faire voter par le Congrès, ce qu'on appelle la section 230. Qu'est-ce que c'est que la section 230 ? Eh bien, c'est un outil juridique qui dit que les réseaux, les diffuseurs, que ce soit du texte, de l'image, etc., ne sont responsables de rien. Ce sont de simples passeurs et ils ont fait avaler ça au monde entier. C'est-à-dire que c'est une forme, vous voyez bien, d'impérialisme sans armée. Comme autrefois du temps de Richard Nixon, le dollar a secoué les démocraties occidentales après le 15 août 1971, quand il avait décrété qu'on supprimait la convertibilité du dollar en or, ce qui a produit à peu près 250 000 chômeurs rien qu'en France. Jean-Marie Cavada: [7:11] Et d'ailleurs une réaction du président Pompidou qui à l'époque avait dit, c'est tout à fait inacceptable, on va faire nos monnaies en Europe. Eh bien, aujourd'hui, le numérique a la même puissance de s'imposer dans un certain nombre de pays. Sauf que là, il ne s'agit même plus que des démocraties occidentales. Il s'agit des marchés qui sont opportuns pour enrichir ces monopoles américains pour l'instant, chinois demain et peut-être d'autres encore. Et c'est quoi cette affaire ? Eh bien, c'est tout à fait simple. C'est que l'extraterritorialité juridique s'est répandue sur le monde entier. Quand vous utilisez un outil, vous ne pouvez rien contre cet outil quand il est excessif, qu'il commet des délits, qu'il est illicite, etc., puisqu'il est protégé par une loi américaine dont on ne sort pas. Alors évidemment, un certain nombre de pays, et notamment nous les Européens, nous avons commencé à créer des régulations. Jean-Marie Cavada: [8:00] RGPD, dont j'étais en 2018, droit d'auteur, droit voisin, pour protéger les créateurs du pillage en réalité, Mais ça va maintenant beaucoup plus loin que ça, puisque, par exemple, il y a toute une sphère, pour ne parler que de choses extrêmement concrètes, qui est très menacée, c'est le harcèlement sur les enfants. Je vais rappeler de deux secondes, si vous me permettez, l'histoire d'un jeune Américain qui s'appelait le petit Sewell et qui, à force de s'enfermer dans son adolescence avec son écran, a vu, grâce à l'IA, apparaître une sorte d'avatar qui était sa correspondante dont il était, si ce n'est amoureux, en tout cas influencé. C'était un gamin, il devait avoir 13 ou 14 ans maximum. Et qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qu'a dit l'avatar ? Qu'est-ce qu'a dit la figurine abstraite ? Viens me rejoindre. Jean-Marie Cavada: [8:46] Et comment faire pour venir te rejoindre ? Ben voilà ! Une corde, un tabouret, etc. Et une vague de suicides. Le petit Sewell s'est suicidé. En France, il y a une bonne dizaine de suicides aussi, de par le harcèlement d'adolescents qui sont en effet captifs de leurs écrans, derrière lesquels ils croient qu'il y a une réalité affective qui comblerait leur désespoir, ou en tout cas leur mal-vivre. Et donc, il faut réguler. Ceux qui combattent les régulations, finiront par se suicider eux-mêmes par l'absence de régulation, parce qu'un jour, la machine se retournera contre un concepteur, se retournera contre ceux qui le soutiennent. Autrement dit, on a besoin de règles. Et dans l'impérialisme, et j'en termine là, numérique que les Américains ont diffusé sur le monde entier, dont nous en Europe, parce que c'est un très grand marché, c'est le meilleur marché pour les États-Unis, pratiquement. C'est 450 millions d'habitants qui sont tous armés, soit de tablettes, soit de smartphones, soit d'écrans. Bref, quelle est aujourd'hui la pointe de toute cette affaire ? Eh bien, c'est gagner de l'argent sur ces marchés, contester toutes les régulations. Et vous le voyez bien, hier ou avant-hier, OpenAI, Sam Altman a contesté, en se servant de la menace chinoise, de toutes les régulations, a contesté les régulations en disant qu'il fallait libérer le marché, sinon c'est les Chinois qui s'en empareraient. C'est tout à fait dangereux. Monde Numérique : [10:11] Notamment pour le droit d'auteur, etc. Jean-Marie Cavada: [10:12] Le droit d'auteur, etc. Monde Numérique : [10:14] Mais alors attendez, Jean-Marie Cavada, vous dites qu'il faut de la régulation. Mais on en a de la régulation maintenant. On a l'AI Act, on a eu le DMA, on a le DSA. Monde Numérique : [10:23] On a l'impression qu'on a un arsenal infernal, parce qu'il a aussi un petit côté infernal. Il a un petit côté très coercitif qui risque aussi d'entraver, qui peut entraver l'innovation d'une certaine manière. Vous en voulez encore plus ? Jean-Marie Cavada: [10:47] Que quand il n'y a plus de pouvoir politique central, souvenez-vous du Covid, absence de pouvoir politique central, puis tout d'un coup, l'actuelle présidente de la Commission européenne, qui exerçait son premier mandat, a dit, moi j'achète au nom de l'Union des masques et des vaccins pour tout le monde. C'est ce dont nous avions besoin, c'est ce qui a marché, c'est ce qui nous a protégés. Elle avait excédé ses pouvoirs. Normalement, les traités ne lui attribuent pas ce pouvoir. Là, actuellement, le pouvoir politique, c'est-à-dire celui de la réflexion stratégique. Jean-Marie Cavada: [11:18] Qu'est-ce qu'on va faire de ces outils ? Comment va-t-on faire en sorte de s'en servir pour développer les valeurs de nos démocraties, construites après la Deuxième Guerre mondiale et CDSAT ? Il n'est plus là, il n'y en a plus. Depuis Jacques Delors, Kohl et Mitterrand, le pouvoir politique central de l'Union a disparu. Et l'Union, dans ce cas-là, qu'est-ce qu'elle fait ? Sous prétexte de régulation, elle fait surtout une production, je dirais, surabondante de normes, de choses comme ça. Et naturellement, quand il n'y a pas de pouvoir politique, les lobbies s'exercent. Comme elle veut contenter les utilisateurs, ou bien ceux qui défendent les valeurs, ou bien aussi faire plaisir, ne pas tout à fait être hostile au grand monopole. Qu'est-ce que fait la Commission européenne ? Elle saucissonne ce qui devrait tenir en un ou d'autres textes. Il n'y a pas, il y a trop de normes et il n'y a pas la vraie régulation dont nous avons besoin. Il faut qu'à l'intérieur, et j'en termine par là, des régulations, deux ou trois, il faut qu'à l'intérieur de ça, les valeurs européennes qui ont servi à construire nos systèmes sur lesquels nous vivons soient inclus dedans. Mais ce n'est pas la peine en effet d'aller produire des normes tous les matins et tous les soirs parce que ça c'est critiquant. Monde Numérique : [12:30] Bernard Benhamou, vous êtes d'accord ? Bernard Benhamou: [12:31] Entièrement d'accord, c'est-à-dire qu'on a malheureusement deux mains dans l'action publique ou dans l'action politique. L'action de régulation, je dirais la main droite, et l'action de prescription, c'est-à-dire l'action d'achat et d'orientation stratégique de la puissance publique. Et il se trouve que ces deux mains disent exactement le contraire l'une de l'autre. C'est-à-dire qu'on a su réguler et on n'a pas pensé qu'il fallait une véritable politique industrielle. On me disait souvent, quand j'étais à Bercy, le mot politique industrielle, c'est un mot du XXe siècle. Aujourd'hui, c'est le marché et le marché seul. Ce que disent encore certains ultralibéraux, y compris à Bruxelles. Mais il se trouve que l'on voit bien que même des militants européens historiques, comme Mario Draghi ou Enrico Letta, se déterminent aujourd'hui pour une action de rattrapage qui demandera une action et une politique industrielle forte avec un investissement européen. Ce que réclame Mario Draghi, c'est 800 milliards d'euros par an. C'est-à-dire 5% de la richesse européenne tous les ans, c'est considérable, c'est étrangement la même somme qu'a mis en avant Ursula von der Leyen pour le réarmement militaire. Monde Numérique : [13:36] Oui, mais justement, dans le contexte actuel, ça paraît irréaliste, ces chiffres-là. Bernard Benhamou: [13:41] Pas d'après ce que disent les financiers. J'en parlais encore avec des experts du monde financier qui disent que l'argent est disponible. Il est disponible dans d'autres pays. Et bizarrement, ce que disent les banques américaines, au vu de l'incertitude actuelle du gouvernement Trump, et effectivement qui met les acteurs économiques en situation de tensions extrêmes et d'incertitudes extrêmes, bizarrement, les emprunts européens constituaient une opportunité pour les banques de gagner de l'argent au travers du refinancement européen. Il ne faut pas croire que les choses sont aussi tranchées, c'est-à-dire que ce n'est pas à l'Europe de se financer seule, évidemment c'est un endettement commun qu'il faudra rembourser, mais c'est soit ça, ou pour reprendre le terme de Mario Draghi, la lente agonie européenne en bout de course. Parce que ce que démontrent les économistes, c'est que nous sommes coincés, ce que dit Jean Tirole par exemple, prix Nobel d'économie, nous sommes coincés dans des trappes à technologie moyenne, pour ne pas dire technologie médiocre. C'est-à-dire que les plus hautes technologies à valeur ajoutée nous échappent entièrement. Je rappelle quelques chiffres. Plus de 70% du marché du cloud européen, près de 75%, je crois, appartient aux trois premiers acteurs, Google, Amazon, Microsoft. Bernard Benhamou: [14:50] 80%, je cite là encore les chiffres du rapport Draghi, 80% de toutes les technologies que nous achetons en Europe sont extra-européennes. C'est-à-dire, et pour finir, 4, pardon, des 50 premières mondiales entreprises dans le secteur de technologie sont européennes, ce qui est totalement anormal au vu de notre puissance de marché. Donc, en gros, s'il n'y a pas une, si vous me permettez l'expression en mauvais français, un reset, de l'ensemble des activités dans ces domaines, un réinvestissement massif, nous serons non seulement une colonie économique, ce que certains diraient que nous sommes déjà, mais nous serons une colonie politique, et une colonie, je dirais, démocratique. C'est-à-dire que nous serons, comme le souhaite J.D. Vance, contraints à adopter les régimes que veulent nous voir adopter le parti trumpiste aujourd'hui. Monde Numérique : [15:38] Je voudrais vous poser une question, messieurs. Est-ce que vous pensez que la situation qui a changé aux États-Unis, le trumpisme acte II qui se met en route, est-ce que finalement ça va accentuer cette pression et nous mettre encore plus la tête sous l'eau ? Ou au contraire, ça peut être le coup de pied aux fesses qui pourrait nous faire, repartir et débloquer ces fameux investissements et autres ? Jean-Marie Cavada: [16:01] Laissez-moi d'abord, cher Jérôme, appuyer de deux phrases ce que vient de dire Bernard. Parce que il faut casser des tabous, il faut casser de la porcelaine. L'Europe a roupillé tranquillement à l'abri derrière la fabrication de normes, de concepts, etc. Une vraie politique centralisée par un État régalien n'existe pas pour l'instant. Et c'est ça qu'il faut mettre en place. Pourquoi ? On parlait tout à l'heure de l'investissement, Mais est-ce que vous savez que les grands investisseurs européens placent leur argent aux États-Unis ? Pas en Europe. Pourquoi ? Parce que la politique industrielle que nous avons, elle est trop patillonne, petite, de petite taille. Ça, c'est une première chose. La deuxième chose que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas avoir peur d'un endettement si l'endettement est productif et enrichissant. Les deux grandes nations aujourd'hui les plus endettées s'appellent le Japon et les États-Unis. Or, les deux plus puissantes, et en tout cas l'une d'entre elles, s'appellent les États-Unis, parce qu'ils ont fait une utilisation pour reconstruire leur appareil industriel, et notamment leur appareil numérique depuis maintenant 30 ans. Alors, le coup de pied aux fesses dont vous parlez. Malheureusement, moi qui suis un Européen, comment dirais-je, convaincu et actif depuis que j'ai à peu près 18 ans comme militant. Jean-Marie Cavada: [17:18] Eh bien oui, l'Europe ne s'est construite qu'à travers de grandes interpellations qui l'ont menacées. C'est sans doute le moment qui est en train d'arriver pour la deux ou troisième fois depuis 1945. Je rappelle la communauté européenne du charbon et de l'acier, 48-50. Je rappelle l'échec de la communauté européenne de défense, 1954, grâce entre guillemets aux Français, hélas. Je rappelle 2005, c'est-à-dire l'échec de la Constitution européenne qui aurait donné des pouvoirs régaliens. Il faut que les gens qui nous regardent sachent une chose, le coup de pied aux fesses fera du bien pour une raison absolument simple, c'est que ça classifiera qui fait quoi. Ce que les États peuvent faire par eux-mêmes, ce n'est pas à l'union de le faire. Ce que les États ne peuvent pas faire, faute de moyens, faute de puissance, faute d'ambition ou des troubles politiques intérieurs, ça arrive, c'est à l'union de l'imposer par le dessus. L'union est un appareil démocratique, c'est vous. Qui élisait les députés qui censurent ou non une proposition de la Commission européenne. Il y a deux co-législateurs dans les institutions européennes, le Conseil qui représente les États, le Parlement qui représente les peuples. C'est un appareil assez sain, mais il galope dans tous les sens comme un cheval sauvage dans un prix parce qu'il n'y a plus d'autorité politique. Jean-Marie Cavada: [18:38] C'est ça dont nous avons besoin. Bernard Benhamou: [18:39] Bernard Benhamou, il est vrai effectivement que la vision ordo-libérale, qui était au cœur de l'action de la Commission pendant longtemps, était qu'en gros on ne devait pas favoriser des concentrations d'acteurs, l'émergence de géants européens parce que ça risquait d'augmenter les prix pour le consommateur. Cette vision-là elle est marquée par une logique entre E-Trust qui datait du XXe siècle Au XXIe siècle nous avons besoin d'acteurs de taille internationale nous n'avons pas de lettres européennes à rajouter à GAFAM ou à BATXH pour les chinois, nous n'avons pas d'acteurs de taille mondiale dans les technologies de pointe et nous le devons à tout prix Je ne parle pas de faire des copycats, pardon, des recopies de ce qui a pu exister, mais bien de créer sur les prochains segments sur lesquels on a les cerveaux, on a effectivement un marché qui se doit d'être un peu plus unifié, c'est ce que propose l'État avec son 28e État, c'est-à-dire un 28e pays virtuel auquel les entreprises pourraient adhérer. C'est une très belle idée. Monde Numérique : [19:40] Qu'est-ce que c'est ça ? Bernard Benhamou: [19:41] Alors, il appelle ça le 28e régime, et l'idée du rapport l'État, c'est de dire, nous devons créer un régime auquel les entreprises de l'ensemble des 27 pays pourraient adhérer volontairement, et qui auraient les mêmes régimes fiscaux, les mêmes régimes juridiques, sur l'ensemble du territoire européen. C'est-à-dire contourner l'obstacle du digital single market, le marché unifié qui, en toute sincérité, n'existera jamais, pour essayer de faire en sorte que les entreprises qui le veuillent puissent participer à armes égales avec l'ensemble de leurs acteurs européens. Monde Numérique : [20:15] Un marché européen virtuel. Bernard Benhamou: [20:17] Exactement. Et c'est brillant. C'est une idée brillante. De la même manière, il y a plein de choses qui permettent de contourner les obstacles. Monde Numérique : [20:25] Ça fait un peu métaverse. Bernard Benhamou: [20:26] Non, non, ça fait, nous savons que mettre ensemble, mettre d'accord 27 pays est impossible. Pour avoir été négociateur européen, je confirme, c'est impossible. Surtout en ce moment, avec la Hongrie et quelques autres, c'est impossible. En revanche, dire aux acteurs technologiques, vous aurez droit à une sorte de voie de contournement pour ne plus être soumis à la diversité, ce que disait par exemple, il y a quelque temps, Mazela de Blablacar à l'Assemblée nationale. Il disait, pour moi, l'Europe, c'est 27 pays. Et il dit, nous ne pouvons pas considérer que l'Europe est un marché unifié, et il en est un acteur privilégié, puisqu'il a beaucoup développé à l'international son initiative. Donc, par définition, on doit trouver des solutions de contournement, ça en fait partie, mais je maintiens que l'investissement auquel nous convie Mario Draghi est incontournable. Si nous ne le faisons pas, par définition, les acteurs européens ne pourront pas se développer à la puissance nécessaire. Monde Numérique : [21:24] Alors, il y a eu des annonces récemment. Jean-Marie Cavada: [21:27] Pardonnez-moi Jérôme. Oui, Jean-Marie Kévedin. L'État, qui d'ailleurs a présidé le conseil d'orientation scientifique de notre institut, l'Institut des droits fondamentaux numériques, il vivrait pour une raison simple. Tout ce qui a marché en Europe, Eh bien, ça n'était pas l'accord des 27. C'était les États qui le veulent et les États qui le peuvent. Je prends un exemple. L'euro. Les 27 ne sont pas dans l'euro. Il y en a 21 ou 22, je crois. Je prends un autre exemple. Schengen. Jean-Marie Cavada: [21:58] Tous les États ne sont pas dans Schengen. Tous les États de l'Union ne sont pas dans Schengen. En revanche, il y a deux États qui sont dans Schengen, mais qui ne sont pas dans l'Union. Je crois que c'est la Norvège d'une part et la Suisse d'autre part, la Suisse elle n'est pas dans l'Union autrement dit il ne faut pas avoir peur un, d'un certain niveau d'endettement, deux, de l'industrialisation par l'emprunt ou en tout cas lever les capitaux, les 800 milliards en question sont nécessaires et troisièmement il ne faut pas s'embarrasser de négocier avec la République de Saint-Marin si elle veut bien pardonner cette allusion qui d'ailleurs n'est pas dans l'Union pour savoir si elle va être d'accord ou pas c'est les états qui le peuvent et les états qui le veulent alors après c'est qui même me suivent quand ça marche ? Évidemment, les États rejoignent. Donc, je pense qu'il faut une autorité politique qui aille de l'avant. Ça, c'est absolument indespoirable. Puis, j'ajoute une dernière chose. Attention, le temps est court. Parce que l'outil numérique, en lui-même, n'est qu'un outil. Mais il est l'outil de quoi ? C'est le bras de séculier de quoi ? C'est les moines soldats des grands capitalistes américains, monopolistiques, pour l'instant, en attendant les Russes ou les Chinois, surtout les Chinois, en attendant peut-être l'Inde, en attendant peut-être le Brésil. Jean-Marie Cavada: [23:04] Et il ne manque pas d'apprentis, je dirais, autocrates, pour ne pas dire tyranniques, dans le monde. On en a les numéros trois, on pourra regarder d'un peu près ce que la Turquie va venir, et puis même de petits États comme l'Azerbaïde, qui vient se mêler d'essayer de faire de la subversion en Nouvelle-Calédonie pour favoriser soit la Russie, soit la Chine, soit les deux. Donc c'est très important pour les Européens d'avoir une conscience de leur destin, de faire un effort. Jean-Marie Cavada: [23:30] Quand les périodes sont en crise, il faut faire des efforts pour sauver, un, nos libertés, deux, un certain savoir-vivre, trois, un minimum de confort et surtout un avenir pour les générations qui montent et qui vont trinquer à la santé de nous qui avons bu. Monde Numérique : [23:45] Bon, merci beaucoup messieurs pour ce débat qui est quasiment un débat sur l'Europe, plus que sur la technologie, évidemment. Jean-Marie Cavada: [23:54] Oui, par nature. Bernard Benhamou: [23:55] J'aimerais, indépendamment du rapport que nous allons donc publier et diffuser à partir du 27, Les propos de Jean-Marie me rappelaient une des personnes que nous citons dans le rapport, qui est Kate Crawford, qui a écrit un contre-classe de l'intelligence artificielle qui est remarquable, et elle dit une phrase très belle, elle dit « l'intelligence artificielle, c'est la politique par d'autres moyens ». Reprenant, vous savez, la phrase de Klaus Witts qui disait « la guerre, c'est la politique par d'autres moyens ». Aujourd'hui, l'IA, c'est au sens le plus profond de l'organisation, du débat, des activités culturelles, économiques, sociales, c'est la politique. Et si nous sommes absents de la politique telle qu'elle se fera au travers de l'IA, c'est la politique des autres qui s'imposera à nous, qu'il s'agisse des Chinois ou des Américains qui imposeront leur volonté politique. Penser que l'IA ce n'est qu'une question économique ou industrielle ou même technologique, c'est une erreur. Et là-dessus, nous devons effectivement participer plus simplement en tant que consommateurs mais évidemment en tant que concepteurs. Monde Numérique : [24:53] Bien sûr, mais alors permettez-moi de revenir à des choses un peu terre-à-terre. On a bien compris la logique dans laquelle vous vous inscrivez, mais qu'est-ce que vous dites, vous, qui avez cette vision avec beaucoup de recul, qu'est-ce que vous dites aux entrepreneurs qui sont les mains dans le cambouis, aux entrepreneurs et aux financiers d'ailleurs, et aux investisseurs, et y compris peut-être aux petits investisseurs français qu'on ne sollicite Monde Numérique : [25:18] pas assez, parce qu'il n'y a pas cette culture-là en France ou au niveau européen. Il faut aller dans quelle direction ? Il faut faire quoi ? Bernard Benhamou: [25:25] Alors, moi, je me garderais bien d'intervenir en lieu et place des entrepreneurs que des investisseurs, mais au moins une chose est certaine, c'est-à-dire que nous devons aider, plus que nous l'avons fait, et pas de façon saupoudrée, comme l'ont fait les programmes européens, la Boussole, le Compas européen, tout ça. L'Europe, tout à l'heure, on parlait et on critiquait. Monde Numérique : [25:48] Oui, mais ça, ce n'est pas les entrepreneurs, c'est les politiques, ça. Bernard Benhamou: [25:50] Tout à fait, mais il nous faut être en mesure de les aider. et par ailleurs, l'un des points sur lesquels je milite depuis longtemps et qui fait partie des recommandations du rapport, c'est effectivement le Small Business Act. Nous avons une commande publique qui est un énorme marché. Monde Numérique : [26:04] Qu'on n'a pas. Ça fait 20 ans qu'on pleure après un Small Business Act comme aux États-Unis que nous n'avons pas. Bernard Benhamou: [26:11] Je sais, mais sachez une chose, c'est que c'est justement, vous parliez tout à l'heure de coûts que nous assènent, je ne reprendrai pas l'expression sur les coûts que nous assènent, la situation actuelle, les États-Unis en particulier, aujourd'hui même des gens qui jamais ne s'étaient prononcés pour, je parle du MEDEF par exemple, l'ont demandé dans le cadre de leur proposition pour la présidentielle, française ce qui était du jamais vu ces propos là, comme je vous le disais c'est à dire juste. Monde Numérique : [26:38] Petite parenthèse c'est obligé d'une. Bernard Benhamou: [26:41] Certaine manière. Monde Numérique : [26:43] Les services publics en priorité. Bernard Benhamou: [26:45] À être orientés vers les PME et il y a deux choses que nous réclamons et qui pourraient être d'intérêt stratégique pour les PME et les ETI, c'est le Small Business Act et le European Buy Act. Bernard Benhamou: [26:59] Nous devons arrêter la naïveté qui nous a conduits à penser qu'en gros, nous ne devions pas être protectionnistes parce que c'était contraire à l'esprit du marché libre et non faussé. Monde Numérique : [27:08] Mais maintenant, on a le droit. Maintenant, on fait ça, on a le droit en fait. Bernard Benhamou: [27:11] Non seulement on a le droit, mais on a le devoir de le faire. Jean-Marie Cavada: [27:13] On a le devoir, oui. Et pour ceux qui veulent poursuivre la réflexion, je dirais quand même une chose. Les États-Unis sont les chantres de la concurrence de la libre entreprise, etc. En réalité, c'est vrai, sauf quand ils veulent construire des puissances industrielles. Comment pensez-vous que M. Musk a pu construire sa puissance industrielle dans les technologies de Tesla, dans Starlink, dans X ? Comment il l'a fait ? Avec des crédits d'État, le Pentagone essentiellement. Comment pensez-vous que Boeing a pu franchir une génération alors qu'il était, comment dirais-je, de l'eau jusqu'au cou avec ses avions qui ne fonctionnaient pas bien, les alliages trop lourds, le carburant trop dépensier, etc., des crédits du Pentagone, etc. C'est l'Europe, c'est le dernier endroit où les réfugiés de l'école de Chicago du milieu des années 70 ont encore un appartement de fonction. Il faut que ça cesse. Monde Numérique : [28:10] Merci beaucoup, messieurs. Jean-Marie Cavada: [28:12] Merci à vous. Monde Numérique : [28:13] Merci à vous merci d'avoir fait le débat avant le débat dans le monde numérique le vrai débat entre guillemets il aura lieu donc jeudi prochain 27 mars à l'occasion de cette conférence débat que vous organisez à Paris il y a les renseignements sur le site à la fois de l'Institut, pour les droits fondamentaux que vous présidez Jean-Marie Cavallard Institut IDF Wright, idfwrights.org voilà et souverainetenumérique.fr Qui est effectivement le site de l'Institut. Monde Numérique : [28:40] Voilà merci également Bernard Benhamou. Merci beaucoup à tous les deux.
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