Pour l'économiste Olivier Babeau, co-fondateur de l'Institut Sapiens, la démocratisation de l'IA est un événement majeur qui va bouleverser la société mais les entreprises et les politiques semblent avoir du mal à en prendre la mesure.
L'avènement des IA génératives, comme ChatGPT, constitue "l'événement le plus important depuis l'invention d'Internet", estime Olivier Babeau. Le niveau atteint par les outils d'IA est impressionnant et leur trajectoire de progression se fait à une vitesse vertigineuse. Au point que l'on parle déjà d'intelligence artificielle forte, qui pourrait être accessible à tous dans quelques années.
Cependant, selon cet observateur des phénomènes technologiques, les décideurs politiques ne semblent pas encore mesurer l'ampleur du phénomène, qui pourrait transformer nos institutions, nos modes de travail et nos systèmes économiques en très peu de temps.
INTERVIEW (transcription)
Olivier Babeau, que vous inspire la sortie de GPT-4 et, au-delà, le phénomène des IA génératives ?
C'est l'événement le plus important en termes de développement technologique, peut-être depuis l'invention d'Internet, peut-être même encore plus. C'est un événement d'ailleurs bizarrement qui n'a pas énormément d'échos, je pense, en dehors de certains cercles autorisés ou de gens qui s'y intéressent, pour l'instant.
Ce qui est très frappant, c'est deux choses. D'abord, c'est le niveau objectif atteint aujourd'hui par les outils d'IA générative, un niveau qui est déjà extrêmement étonnant, mais encore plus, c'est la trajectoire, c'est-à-dire la vitesse de progression. GPT4 est sorti quelques mois après la mise On a rendu public la version 3 avec des améliorations qui sont absolument incroyables en termes de qualité.
On a maintenant un outil qui est capable de résoudre des exercices d'entrée à polytechnique en physique, qui est capable de passer la plupart des examens aujourd'hui en vigueur, et dont le nombre d'applications, le nombre de cas d'usage est en train de se multiplier, se multiplier, mais on parle là non plus en jour ou en semaine, c'est quasiment en termes d'heure, c'est-à-dire à l'heure où on se parle.
Dernier truc à dire sans doute, c'est qu'aujourd'hui, on commence à parler sérieusement sans rire et sans rêver d'intelligence artificielle forte, y compris des responsables qui sont dans les systèmes. On n'en parle plus comme d'une possibilité à long terme, un truc qui arrivera peut-être un jour, etc. On en parle comme dans quelque chose que les gens qui vivent aujourd'hui, nous, vous, tout le monde, on va connaître et peut-être avant la fin de la décennie. On ne s'attendait pas assez en 2023.
Est-ce que tout le monde a pris la mesure de ce phénomène, notamment dans les milieux politiques, décisionnels, etc. ?
La réponse est évidemment non. Pour l'instant, la plupart des gens n'ont absolument pas vu. On est un petit peu comme les gens qui sont sur la plage où ils voient tout d'un coup la mer se retirer très, très vite et très loin. Dans un premier temps, c'est rigolo. Et on ne se rend pas compte que ça, c'est évidemment le prodrome, du mur du tsunami qui va vous arriver très, très rapidement, alors qu'il faudrait courir très vite.
Pour le grand public, c'est compréhensible. Pour les décideurs publics, c'est vraiment un petit peu plus ennuyeux. Aujourd'hui, je crois qu'ils regardent ça comme une poule regarde un couteau. Dans le meilleur des cas, ils savent que ça peut changer, mais c'est très difficile de savoir à quelle vitesse, et puis surtout, on n'a pas le début du commencement d'une solution, parce que c'est des degrés d'importance dans les métamorphoses, et surtout des rythmes imposés qui font qu'une grande partie de nos institutions de formation, de transmission, même d'institutions politiques et économiques, pourraient devenir obsolètes à très brève échéance. Mais personne ne peut pas dire l'avenir à ce jour.
Qu'est-ce que ça va changer ?
On peut faire l'hypothèse que dans les 12 mois qui viennent interviennent des redimensionnements, des reconfigurations du fonctionnement des entreprises, de la façon dont on travaille ensemble, de là où la valeur se crée, se capte, de ce que c'est que les contenus, de ce qu'on va en faire. On sait que ça va beaucoup secouer, on ne sait pas dans quel sens, parce qu'il y a aussi une dimension qu'il faut absolument dire, avec un peu de modestie, c'est que l’'on n'est pas sûr de la façon dont la société va capter, utiliser ces technologies. Il y a une partie des cas d'usage, une partie d'utilisation qui est difficile à prévoir parce qu'elles sont émergentes.
La comparaison, c'est les réseaux sociaux. On pensait que les gens s'échangeraient des photos de chats. Ce qu'ils font, mais ils ne font pas seulement ça, ils s'échangent des idées. On sait qu'assez rapidement, ça a eu pour effet de profondément affaiblir la démocratie. Et on n'en avait pas tellement sorti d'ailleurs. On a essayé de trouver des moyens de parer, de diminuer l'aspect viral de certaines infos, de créer des vérifications. On a essayé de progresser, mais finalement, quand on prend un peu de recul, ça fait 15 ans quasiment qu'on a des réseaux sociaux, on a réussi. Ça a été assez lent, en fait.
On a eu le temps de s'y faire, d’y venir, d’y réfléchir, d'avoir des débats, de faire murir des idées. Là, un des grands problèmes, c'est que la vague qui nous arrive dessus est tellement forte, on n'a pas le temps de se demander, bon, est-ce qu'on va surfer, est-ce qu'on va nager, est-ce qu'on va plonger dedans, comment on va se mettre ensemble pour avoir une stratégie pour lutter contre ça.
Est-ce qu'il ne faudrait pas à minima des formations à ChatGPT dans tous les métiers aujourd’hui ?
Le problème, c'est que les entreprises, comme le personnel public, sont prises dans le « day to day ». Elles sont plein d'autres problèmes. Il faut gérer la réforme des retraites pour le public, le problème du renchérissement de vos coûts de production, si vous êtes une entreprise. Vous dites, "My plate is full allready". Autrement dit, j'ai déjà plein de problèmes. Ce n’est pas comme nous qui avons la chance d'avoir le temps de réfléchir et de beaucoup regarder ces choses-là.
Toute entreprise devrait aujourd'hui prendre une semaine, une journée entière, en comité de direction, en groupe de travail, pour tester le truc. C'est ce que je fais avec mes étudiants. Une partie de mes cours, je les ai transformées en disant, "Bon, je devais vous apprendre ça", et puis finalement, ça n'a plus d'intérêt, parce que ChatGPT va pouvoir faire le sujet d'examen en deux secondes. Donc on va plutôt aller voir ensemble le truc, on va y réfléchir, on va en discuter, on va vous y initier parce que c'est quand même déjà un premier pas.
Il faut y aller, il faut faire l'expérience physique, aller poser des questions, même aller s'amuser, aller regarder la diversité des différents outils qui arrivent et déjà avoir ce moment de prise de conscience. Et ensuite essayer de réfléchir, voilà qu'est-ce que ça va changer dans mon business, comment je vais pouvoir l'utiliser tout de comment je vais pouvoir en faire une opportunité, toutes les entreprises devraient dans les semaines qui viennent, dans les jours qui viennent devraient faire ça aujourd'hui, sinon elles risquent d'être face à des déconvenues assez rapidement.