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0:01] Parlons un peu d'économie dans cet épisode de Monde Numérique, à l'occasion de la remise du prix Nobel d'économie au français Philippe Aguillon, car elle soulève une question intéressante en rapport avec les technologies.
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0:12] En effet, la théorie, la philosophie, enfin les travaux de Philippe Aguillon portent sur la croissance avec un message clair. Selon lui, la croissance durable ne peut venir ni des ressources naturelles ni du capital, mais de l'innovation. Mais alors, qu'est-ce que c'est que l'innovation exactement ? En fait, on confond souvent innovation et invention. Une invention, c'est la naissance d'une idée ou d'une technologie nouvelle. Par exemple, l'ampoule électrique inventée par Edison à partir de l'électricité qui elle-même n'était pas une invention mais une découverte. A l'inverse, le smartphone, lui, était une innovation. Innover, ce n'est pas forcément créer quelque chose de nouveau. En fait, c'est transformer l'existant pour créer plus de valeur et plus de sens. C'est donc une idée, une méthode, un usage ou un service qui change les choses. L'imprimerie a été une innovation, Internet, l'intelligence artificielle aussi bien entendu. Mais on pourrait citer aussi des petites choses toutes simples comme, je ne sais pas, le bouton qui permet de retirer sa carte dans un distributeur automatique, c'est aussi une innovation parce que ça simplifie la vie des gens. En fait, l'innovation, c'est le progrès mis en mouvement.
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1:21] Alors, il y a aussi ce que l'innovation n'est pas. L'innovation ne peut pas être simplement un mot qu'on brandit comme un talisman. Ce n'est pas non plus une idéologie, même si aujourd'hui, parfois, on a un peu l'impression que c'est le cas. Les startups innovent parce qu'il faut innover. Les États investissent dans l'intelligence artificielle, dans les biotech, dans la décarbonation, parce qu'il faut le faire, mais sans toujours savoir exactement quel problème
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1:45] elles cherchent à résoudre. Et pourquoi l'innovation est-elle bénéfique à l'économie ? Eh bien parce que, selon Philippe Aguillon, ça permet d'augmenter la productivité, de créer des emplois, de créer de nouveaux secteurs d'emploi, de s'adapter à la concurrence et par voie de conséquence aussi de transformer les institutions.
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2:03] Mais l'innovation technologique a changé d'échelle aujourd'hui. Elle est devenue algorithmique, elle est globale, elle est instantanée et elle ne se contente plus d'augmenter la productivité, mais elle modifie la nature même des sociétés, des relations sociales, les emplois et même les imaginaires.
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2:20] Innover, en fait, c'est créer de la valeur, mais c'est aussi créer du désordre, car chaque rupture technologique détruit des métiers avant d'en créer de nouveaux. Philippe Aguillon s'inscrit dans ce qu'on appelle le concept de destruction créatrice de l'économiste autrichien Schumpeter. C'est-à-dire que chaque progrès détruit le monde ancien, mais en fait naître un nouveau. Ça détruit des métiers ou des tâches, mais ça fait apparaître de nouveaux métiers. C'est ce qu'on appelle aussi la disruption, une innovation qui fait voler en éclat tout ce qui existait avant. C'est comme ça que l'invention de la machine à vapeur, puis du moteur à explosion, ont fait disparaître les voitures à cheval et tous les métiers qui allaient autour. Mais ça a donné naissance à l'industrie automobile et aux garagistes. Et Philippe Aguillon est plutôt optimiste, mais lucide. Il parle d'un capitalisme
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3:06] de l'innovation encadrée. Pour lui, il faut innover, mais pas n'importe comment. Car l'innovation n'a de sens que si elle sert le progrès humain, pas seulement la croissance du PIB. Ça suppose de replacer la science, la régulation et la démocratie au cœur de ce processus technologique d'innovation. Et puis, Aguillon insiste aussi sur le fait que l'innovation n'est pas automatique. Elle dépend d'un écosystème qui est constitué par la formation, le financement, la liberté de recherche, la concurrence, mais organisée, équilibrée et surtout des institutions fiables. Pas mal de choses qui nous font défaut quand même aujourd'hui. Pourtant, sans cela, la destruction domine la création et du coup, l'innovation s'avère négative.
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3:50] Il faut choisir. Est-ce qu'on veut une innovation qui nous dépasse ou une innovation qui nous élève ? Car l'innovation n'est pas une baguette magique, c'est une responsabilité en quelque sorte. Or, quand on regarde autour de nous, malheureusement, on a un peu parfois l'impression que la France, en particulier, tourne le dos à cette dynamique. Oui, regardez, par exemple, en Chine, vous avez peut-être vu récemment ces images du port de Tianjin, un port monstrueux, gigantesque, où tout est automatisé. Des camions autonomes qui font circuler des containers tout ça piloté par intelligence artificielle il n'y a pas de chauffeur, ce sont des IA qui orchestrent tout ça, des capteurs et ça fonctionne formidablement bien, Et nous, en France, on fait quoi ? Pendant qu'à l'autre bout du monde, on fabrique des ports totalement autonomes, des robots humanoïdes, de la 6G, etc.
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4:39] Eh bien, nos politiques n'arrivent pas à s'entendre et ils se déchirent sur l'âge de la retraite, le coût de l'électricité. Et nous, on se débat dans les formulaires administratifs, les impôts et les prélèvements étouffants, il faut bien le dire aussi, et les régulations européennes. Parce que, par exemple, regardez, les taxis autonomes commencent à arriver en Europe. Ils vont arriver, oui, sur le continent européen, mais pas dans l'Union européenne, car les premiers sont attendus en Grande-Bretagne. Et en France, on n'en parle pas. En France, aujourd'hui, il y a aussi des produits et des services des géants de la tech qui ne sortent même plus chez nous. On en a déjà parlé dans ce podcast, à cause d'une régulation hyper protectrice. Car le problème, c'est que pour innover, il faut une certaine culture du risque. Or, il faut bien avouer que nous avons plutôt érigé, nous, la précaution en
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5:28] vertu, le principe de précaution, désormais constitutionnel. C'est un formidable antidote à l'audace, à la culture du risque et donc à toute possibilité d'évolution, d'innovation et de réforme. Innover, par définition, ça suppose de bousculer un ordre établi et d'accepter la nouveauté, d'accepter à tous les niveaux, y compris dans les têtes. Il ne suffit pas d'avoir des ingénieurs brillants, des startups talentueuses. Il faut une société qui croit en l'avenir, pour employer des grands mots, et pas seulement à la croissance du PIB, mais aussi à la croissance de ce qu'il est possible de faire, la connaissance, la liberté.
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6:03] La confiance, et puis, on l'a dit, la formation pour aller dans ce sens-là. Alors oui, l'innovation, c'est un moteur, comme le dit Philippe Aguillon, mais encore faut-il avoir vraiment envie d'avancer.